Brandon, bel homme, la trentaine, propre sur lui, avec un bon boulot, joli garçon, séducteur, vit à New-York. Son quotidien, côté pile, métro, boulot, dodo, ne pas répondre aux messages de sa soeur. Côté face, sexe avec des prostituées, masturbation intensive à toute heure du jour et de la nuit en tous lieux, drague distinguée intempestive dans le but d’avoir des relations sexuelles éphémères avec des femmes, visionnage de films à caractère pornographique, live chat avec des hôtesses dénudées prêtes à tout pour son plaisir, magazines avec gros plans sur vagins, seins, clitoris, anus. Le sexe, voilà tout ce qui intéresse Brandon, victime de ses pulsions irrésistibles qui lui gâchent, socialement parlant, sa vie. A sa sœur, il ne parle pas. Aux femmes, il ne parle pas vraiment, il se contente de les allumer et de les déguster bestialement. Brandon est accro au sexe. Dépendant de son corps, de son sexe, de ses désirs charnels. Une femme, pourquoi l’aimer quand on peut déjà la baiser ? Couvrir sa peau de baisers langoureux, lécher chaque recoin de son corps, recevoir sa langue dans ses parties les plus intimes, pénétrer son corps, lui donner des spasmes, et surtout, aller au-delà de soi, entrer dans la performance, dans le plaisir purement érotique, presque masturbatoire dans le sens où la seule chose qui intéresse Brandon, c’est son plaisir à lui, sa propre jouissance, brute, dense, intense, infinie.
La femme ne devient plus qu’un objet, un moyen d’obtenir le plaisir. La séduction, une étape obligatoire pour déshabiller du regard, enlever chaque bout de tissu, et prendre, oui, prendre le sexe, étroit, ouvert, accueillant des femmes. Dans le regard de Brandon, on ne voit que des vagins béants, des corps de femmes qui s’épuisent dans des gémissements de plénitude. Et si les femmes ne sont plus disponibles, que leurs hommes se font jaloux, protecteurs, il reste les autres hommes. Les personnes rencontrées par Brandon ne sont plus que des corps, des masturbateurs géants, des jouets sexuels qui ne servent qu’une chose : le besoin obsessionnel de s’envoyer en l’air, de sentir ses sens en extase et de combler ses envies lascives.
La corporéité est le grand thème de ce film du britannique Steve McQueen. Shame explore un moment dans la vie de Brandon, un instant où sa routine sexuelle bascule, la faute à l’arrivée de sa sœur, Sissy, dans son appartement. Brandon est victime de ses sens, totalement dépendant du rythme de son sexe, de ses habitudes luxurieuses, mises à mal par l’arrivée impromptue de sa sœur. Mais ce qui choque, qui reste dans les mémoires, c’est ce thème de la corporéité : les mouvements, les regards qui en disent plus long que les mots, la façon de Brandon d’aborder son propre corps, et celui des autres. Le corps, objet de désir, de plaisir, de fin en soi. Le corps de l’abandon, le corps de la souffrance. Car l’abstinence et les provocations entraînent irrémédiablement une douleur, un élancement, un besoin de combler ce vide, ce besoin définitivement corporel, inscrit dans la chair : en témoignent les scènes où Brandon se « défonce » en courant dans la rue afin de parer au fait qu’il ne peut avoir de rapport sexuel parce que sa sœur squatte son appartement. Notons aussi une scène où Brandon semble presque jouir de se faire tabasser, de faire ressentir à son corps ce que lui-même ne ressent plus. Mise à part une scène presque tragique où sa sœur chante « New-York » de Sinatra, Brandon ne semble rien ressentir. Pas d’émotions, pas d’attachement, pas de sentiments. Brandon est une machine qui a besoin d’être alimentée, d’être contentée, mais jamais aimée ; il ne ressent que la jouissance sexuelle. Quand on est qu’un corps et qu’on perçoit les autres comme de simples autres corps, il n’y a plus de sentiments, plus rien. Brandon est définitivement dans le pathologique, mais il y a une lueur d’espoir, qui transparaît dans la question finale du film :est-ce que Brandon va s’en sortir ?
La plus grande force de Shame est l’interprétation magistrale, définitivement corporelle, de Michael Fassbender. L’acteur se dépasse, se quitte, part dans un endroit où il n’y a plus de limites. Révélé en 2008 par Steve McQueen dans l’excellentissime Hunger, Fassbender peut se targuer d’être définitivement un des meilleurs acteurs actuellement. Mais si la force de Shame tient dans l’acteur principal, la faiblesse tient dans la façon de traiter le thème du film : Shame apparaît plus comme un documentaire intimiste stylé sur l’addiction sexuelle et ses répercussions sociales et personnelles. C’est ici qu’on aimerait savoir si ce choix est dû à une sorte de pudeur, ou un désir de ne pas trop en dévoiler, de ne pas s’approprier tous les tenants et aboutissants d’une histoire trop complexe pour être résolue comme une équation à une inconnue. Néanmoins, cette faiblesse est éclipsée par les acteurs, et également la réalisation fluide de McQueen.
La question de l’addiction sexuelle, fort débattue actuellement, a donc son importance majeure et est extrêmement crédible dans le film : en effet, on considère que pour parer à ce comportement d’addiction, il faut procéder comme avec les alcooliques ou drogués : supprimer l’addiction à la source, en s’arrangeant pour que la personne ne « consomme » plus de relations sexuelles, le temps que la personne travaille sur elle-même et puisse envisager que l’autre n’est pas un objet à sa disposition, pour son simple plaisir. Ce genre de traitement demande un grand investissement personnel, et bien entendu, beaucoup de temps. Mais l’addiction sexuelle est un véritable problème en termes de relations interpersonnelles, de rendement au travail (nombreux sont les accros au sexe qui sont licenciés, qui démissionnent de leur boulot et/ou collectionnent un grand nombre de boulots). D’ailleurs, l’addiction sexuelle ne figure pas dans le DSM IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, le manuel de référence utilisé par les psychiatres et psychologues pour tout ce qui est psychodiagnostic donc), mais, elle devrait figurer dans le DSM V. Ce problème est donc actuel et mérite l’attention et la considération de tous, dans l’optique où le cinéma sert à amener des problématiques, et à ouvrir le regard sur le monde.
Shame n’a pratiquement reçu que des éloges, amplement méritées, mais malgré son caractère majestueux, le film recèle une part de mystère, indispensable ou dispensable, telle est la question. C’est ainsi qu’est bâti Shame : sur les sous-entendus, les suppositions, ce qui peut potentiellement déranger certains. Mais pour les autres, le voyage risque de laisser en suspens des questions et un effroyable sentiment d’incompréhension : comment aborder le pathologique ?
En conclusion, Shame, c’est un Michael Fassbender au sommet de son jeu d’acteur, un sujet traité à la fois avec délicatesse et franchise, et une embardée infernale vers les abysses du psychisme humain. Grandiose et classe.
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