Jane Eyre, orpheline, mal aimée, maltraitée, battue, insultée, aurait pu devenir une jeune femme au cœur de pierre, dont l’esprit ne serait alimenté que par la vengeance. Vengeance découlant d’une douleur, d’une révolte, d’une injustice. Alors que née sous de bons auspices, la jeune femme n’a connu que la modestie forcée, la pauvreté. Elevée par une tante peu intéressée par son bien-être, l’orpheline se retrouve dans une école austère, où les châtiments corporels et psychologiques rythment ses journées. Mais, à force de retenue et d’ambition, elle trouve un travail dans une demeure inquiétante, tenue par un Edward Fairfax Rochester mystérieux, lunatique, et impétueux. Face à cette rencontre déconcertante, la virginale Jane Eyre ne peut qu’être intriguée et éprouver des sentiments contraires à sa raison.
Un roman osé pour l’époque, qui sonne précurseur du féminisme, de l’émancipation de la femme. Un roman certes moins noir et violent que celui d’Emily Brontë, sœur de Charlotte, qui s’annonce comme une tempête sur la lande : néanmoins, le roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre, remporte un succès immédiat et ensorcèle littéralement les esprits, même si la cruauté inhérente à sa trame ne peut laisser de marbre. Publié en 1847 (la même année que Wuthering Heights d’Emily Brontë), Jane Eyre, de Charlotte Brontë, développe des thématiques qui s’apparentent aussi bien au romantisme qu’au roman gothique : les sentiments et émotions occupent une place importante, et Thornfield, la demeure de Rochester, apparaît comme une bâtisse recelant des secrets et des vices qui empoisonnent les occupants de l’édifice. Une ombre fantomatique se dessine sur les visages, et derrière chaque mur. Une oppressante présence qui se joue de tout, qui voit tout, qui décide de tout. Mais Jane Eyre est une héroïne qui ne manque pas de s’affranchir de tout ce qu’on voudrait exiger d’elle, qui se revendique dans toute son humanité et sa sensibilité. Un portrait féministe d’une jeune femme qui se prend en charge, qui se contrôle et qui tresse elle-même son chemin. Une femme libre, autonome, réfléchie.
A l’instar de sa sœur Emily, Charlotte Brontë fait de la romance une intrigue principale de son livre, mais avec un sens du tragique et de l’interdit qu’on ne verrait plus aujourd’hui. Dans Wuthering Heights, l’idylle entre les deux protagonistes, Catherine et Heathcliff est vouée à la souffrance, à l’impossible, à une douleur et une passion aussi cruelles que désespérées. Dans Jane Eyre, la trame romantique entre Jane et Rochester est certes moins pessimiste, mais se veut truffée d’obstacles insurmontables. La retenue est de mise, et les sentiments se gardent pour soi. Il y a un fossé entre les deux personnages : deux classes sociales différentes, deux tempéraments qui semblent incompatibles, de plus, les secrets rongent et entravent toute possibilité de sincérité.
Adapté plus d’une dizaine de fois au cinéma et à la télévision – tout comme Wuthering Heights – Jane Eyre est une histoire plus que connue et plébiscitée par tous. Mais quel était l’intérêt, en 2011, de le porter à nouveau sur grand écran ? Déjà, une nouvelle relecture du roman. En effet, en 1996, l’histoire avait été amputée de certaines scènes intéressantes – intéressantes parce qu’elles s’inscrivaient dans la dialectique principale du film, entre éloignement et retour – et dès lors, une nouvelle adaptation se devait de rester fidèle au roman, à ses grandes thématiques et mouvements internes. Moira Buffini a donc écrit un script reprenant les grands moments du livre, en respectant ce qui était important dans la symbolique de l’histoire. Il en découle que l’enfance de Jane Eyre est réduite au minimum, à l’essentiel, à ce qui aide à comprendre parfaitement la suite de l’intrigue, puisque ce qui est fondamental, c’est ce qui passe dès l’arrivée à Thornfield. Le fait que l’histoire n’est d’ailleurs pas présentée chronologiquement – on ne commence pas par l’enfance de Jane Eyre – permet aussi de ne pas tomber dans l’ennui et le prévisible. Cette non-linéarité bien orchestrée est un vecteur (de regain) d’intérêt. En outre, l’intrigue se partage avec brio entre la solitude, le mystère et l’amour ; mais pas l’amour au sens de sentiments et d’effusions puériles, l’amour au sens d’attente, de souffrance et d’interdit.
Cependant, là où on reste bouche bée, c’est devant la photographie signée Adriano Goldman : la lumière, exaltée, chaleureuse, froide, épurée, se joue des mots. Cette photographie inoubliable épouse parfaitement la réalisation de Cary Fukunaga, entre scènes intimistes, tableaux romantiques et sensations décuplées. Car le film est dans une mouvance définitivement à fleur de peau, les plans pénètrent le monde intérieur de Jane Eyre, la suivent, et embrasent ses regards. La sensibilité, le monde des émotions, la passion, les grands thèmes romantiques sont ici sublimés. Pour la noirceur de l’histoire, on procède aussi avec de la luminosité : à la lueur de bougies malveillantes, les fantômes glissent et se cachent. Toute cette mise en scène délicate ne sert qu’à embellir Mia Wasikowska, pleine de grâce, douce, au regard limpide. La jeune australienne étincelle dans l’obscurité de son personnage, prend possession d’une retenue maîtrisée avec une force incroyable. Et sa solitude ne fait que renforcer sa grandeur d’esprit. Pour mieux la mettre en valeur, Michael Fassbender, désinvolte, au caractère trempé dans l’énigme, prend son envol. Il est un Rochester inquiétant, fuyant, sans doute parent éloigné d’un certain Heatcliff, mais, ça, c’est une autre histoire. On le découvre sous toutes ses coutures, dans toutes les couleurs qui dessinent son visage. Et c’est ici qu’on admire Fassbender, grand acteur, promis au grandiose, propulsé meilleur espoir de sa génération, en une poignée de rôles prépondérants.
Jane Eyre, tantôt sombre et mystérieux, tantôt intimiste. Un film qui se laisse bercer par deux excellents rôles principaux, assistés de rôles secondaires intéressants (Judi Dench, Jamie Bell), dans une atmosphère résolument gothico-poétique. Une belle adaptation d’un roman intemporel.
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