« La beauté du cinéma, c’est de pouvoir tenter quelque chose de différent. »
Pour comprendre pourquoi Clint Eastwood, alors acteur internationalement reconnu, est passé derrière la caméra, je crois qu’il faut remonter à sa prime jeunesse. Clint a toujours baigné dans une atmosphère de création artistique, que ce soit à travers la photographie, les cours d’art dramatiques ou les leçons de piano et de clarinette. Si son premier choix a d’abord été la musique, c’est le hasard qui l’a mené sur les plateaux de Rawhide, la série qui a fait de lui une star aux Etats-Unis. Là, pendant les sept années qu’il consacre au feuilleton, Clint se passionne entre les prises pour les métiers du cinéma, et, alors que les autres jouent aux cartes et tuent le temps comme ils le peuvent, lui s’intéresse aux aspects techniques de la production. Il aurait même demandé à réaliser un épisode, requête qui lui fut refusée, mais il se serait en revanche investi dans le travail de la seconde équipe. Une brève approche qui ne lui fit qu’effleurer la surface du métier de réalisateur, mais qui, peut-être, lui donna l’envie de donner vie à ses idées comme il l’entend. Vient ensuite le départ pour l’Europe en 1964, où Sergio Leone achève d’en faire une star internationale avec sa Trilogie du dollar.
L’étape suivante, c’est la création en 1968 de la société de production de Clint, The Malpaso Company. Pourquoi ce nom ? Deux théories existent : soit il a été adopté par Clint après son rôle de l’Homme sans Nom dans les films de Leone, que son agent jugeait comme un faux-pas, soit il s’agirait du nom d’une rivière qui coulerait près de la propriété d’Eastwood à Monterey. Le poste de producteur est vital pour le contrôle d’un film et de son script ; en faisant cela, Eastwood s’assurait d’imposer un minimum de sa vision dans les films auxquels il prenait part et qu’il choisissait de produire.
Enfin, ce qui va décider Eastwood à passer derrière la caméra, c’est le fait d’un homme, Don Siegel, qu’il a rencontré sur Un Shériff à New-York et qui le dirigera dans Les Proies ou encore le fameux Inspecteur Harry. Il va pousser Eastwood à proposer aux studios, avec un scénario d’un de ses amis, Jo Heims (qui sera également à l’origine de Dirty Harry et de Breezy), de réaliser lui-même un film. Lew Wasserman, patron de MCA et d’Universal, accepte et donne carte blanche à Eastwood, à condition qu’il ne touche qu’un salaire d’acteur et qu’il signe pour jouer dans plusieurs autres films. C’est donc un peu par chance qu’Eastwood a pu faire ses preuves, notamment grâce à son cachet en tant qu’acteur et à ses relations.
C’est ainsi que Clint a pu tourner en 1971 Un Frisson dans la Nuit, un titre que je vais vite remplacer dans cette propa par son titre original, Play Misty for Me, tellement plus en adéquation avec le sujet du film.
Play Misty for Me, donc, c’est l’histoire d’un DJ, David Garver, dans la petite station de jazz de Carmel, K.R.M.L, un petit play-boy qui profite de sa relative notoriété pour s’envoyer des groupies à foison. Un soir, il fait la rencontre d’Evelyn Draper, une fan un peu envahissante (et qui lui demande chaque soir de passer Misty d’Errol Garner) qui s’avèrera être atteinte de troubles psychiatriques, et qui va s’imposer de plus en plus dans la vie de David, au moment même où celui-ci retrouve Tobie Williams, une femme dont il est profondément amoureux, mais qui n’a pu supporter ses infidélités, et qui revient en ville au moment même où Evelyn entre dans la vie de David.
L’affiche originale
Avec un budget extrêmement réduit (725 000$), Clint tourne son film à Carmel et à Monterey, en partie dans sa propre propriété. Le travail de pré-production a donc été basé sur le vécu de Clint lui-même, qui faisait les repérages à partir de ses souvenirs. Il va sans dire que cela confère une sorte d’aura personnelle au film. De plus, Clint a retenu de Leone quelques leçons en ce qui concerne la façon d’aborder les grands espaces, et il parvient à opposer leur ouverture au caractère quasi-clostrophobique des intérieurs, ce qui donne un contraste intéressant. Et juste pour information, Clint deviendra maire de Carmel en 1986, c’est dire son attachement à cette région.
De par son genre, le thriller psychologique, le film repose énormément sur l’interprétation pour rester crédible. Celle de Clint, tout d’abord, qui incarne avec beaucoup de classe David, mais qui, un peu comme l’Homme-sans-Nom venait briser son image de cowboy héroïque, vient ici détourner son apparence de playboy cool qui se retrouve désemparé devant une folle furieuse. Psychotique incarnée avec un intensité et une vraisemblance assez incroyable par Jessica Walter, qui joue merveilleusement sur deux tableaux, celui de la gentille femme sexy et attentionnée et celui de la folle possessive et démente . Il faut vraiment la voir passer en un instant d’un état à l’autre (elle a été nominée aux Golden Globe de la meilleur actrice pour ce rôle). Les rôles secondaires s’en sortent assez bien eux aussi, Donna Mills dans le rôle de Tobie, John Larch dans la peau du truculent Sergeant McCallum. Enfin, il faut noter l’apparition de, tenez-vous bien, Don Siegel himself derrière le comptoir du Sardine Factory. Drôle d’échange de témoin, Eastwood qui passe à la réalisation et Siegel devant la caméra. Première scène du film qui a été tournée, Siegel était apparemment tellement stressé qu’il n’aurait pas pu aider Clint si celui-ci avait eu besoin de conseils pour sa première expérience en tant que réalisateur. La petite histoire voudrait que Clint, qui d’habitude effectue très peu de prises à l’instar de son mentor Siegel, aurait demandé à l’infortuné de refaire la scène 11 fois avant de demander au caméraman de charger la pellicule dans la caméra…
Mr Siegel dans Play Misty for Me
En toute sincérité, je m’attendais à une réalisation extrêmement classique, un peu bateau, et je suis donc tombé de haut en constatant l’audace dont Eastwood a fait preuve sur sa première œuvre. Soyons honnêtes, tout n’est pas réussi, mais il y a clairement des idées, des tentatives, des prises de risques. Au niveau des échecs, ou en tout cas des incompréhensions, un des plan voit les personnages discuter en marchant sur un trottoir, le plan coupe, on se retrouve à la plage…mais la conversation a continué comme si de rien entre les deux plans ! A côté de cela, un insert filmé sur la côte est l’occasion de repérer un énorme faux raccord entre deux vagues, pas franchement dérangeant mais qui fait tiquer. Au niveau des réussites, je retiens surtout le zoom sur les yeux de Clint lorsqu’il tient Jessica Walter sur le lit, puis le fondu enchaîné sur son visage immobile le soir, et le dézoom qui s’en suit. Profond, intense, et qui fait très bien passer la notion d’ellipse. Le genre de plan qui n’aurait réussi qu’avec un acteur de la trempe de Clint, d’ailleurs. On a droit à un montage un peu…disons…pastoral ; une vraie bouffée d’air au beau milieu du film, qui vient adroitement apaiser la situation. A noter aussi, un passage au festival de Monterey, filmé un peu à la manière de la Nouvelle Vague (je ne saurais dire s’il s’en est inspiré), avec un véritable public qui n’hésite pas à regarder la caméra. C’est cependant très bien amené, et ne choque pas négativement. Le reste est généralement adroitement filmé, monté avec les moyens de l’époque. La lumière m’a surpris, et ce positivement. Les nombreuses scènes le soir sont vraiment chouettes, et les touches de lumières rouges qu’on trouve dans la propriété de Clint participent subtilement à l’ambiance.
La musique tient bien entendu une part extrêmement importante dans le film, et c’est l’occasion pour Clint de glisser dès son premier film une de ses plus grandes passions : le jazz. On retrouve bien entendu le Misty d’Errol Garner, réenregistré pour l’occasion avec un orchestre (à noter que Clint a dû batailler pour imposer ce titre, là où Universal voulait se contenter d’un titre de son catalogue). Il y a aussi le passage au Monterey, où l’on peut notamment apercevoir Cannonball Adderley nous jouer un passage vraiment émouvant de Country Preacher (composé par le claviériste Autrichien Joe Zawinul ; tout le monde s’en fout mais je le dis quand même…). A part ça, il y a pas mal de musique en fond sonore, intra et extra diégétique, surtout du jazz et peut un peu de pop-rock comme on en faisait dans les sixties.
Thématiquement, le film est également très novateur tout en gardant un aspect très Hitchcockien. Il est un panorama intéressant de la société des années 70, avec la révolution sexuelle, l’homosexualité, le féminisme qui monte. D’ailleurs, l’une des grosses originalités du film, c’est que la victime est ici un être masculin, et que le tueur prend les traits d’une jeune femme banale, dont le seul travers est d’ordre psychiatrique. D’ailleurs, et attention, c’est un spoiler : la scène finale voit Clint hésiter à se défendre face à une femme, puis, acculé, la frapper et provoquer sa mort par accident, ce qui, bien entendu, est le genre de chose qu’on ne montrait pas au cinéma à l’époque. On constate aussi l’importance que prend une actrice noir-américaine, appelée Birdie ( !), qui joue la femme de ménage de David, et ce avant le début de la Blaxploitation.
Play Misty for Me est, à bien des égards, une réussite. En tant que simple film, il propose un thriller de bonne facture, innovant pour son époque tout en gardant un côté très classique qui rappelle Hitchcock, mais il a surtout permis à Clint de faire ses preuves en tant que réalisateur (bouclé en avance et avec 50.000$ de budget non-utilisés !), et les revenus générés par ce film (plus de cinq fois la mise de départ) lui ont donné les moyens de persévérer dans cette voie, avec les succès que nous lui connaissons et qui seront chroniqués ici même par la fine équipe de CIN. A vous la parole, pour continuer l’épopée Clint Eastwood…
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